La fréquence des éclipses

Imaginons une planète (appelons-la « Zmrzlina ») qui graviterait autour d’une étoile lointaine, et qui serait peuplée par des êtres intelligents dont la plupart occuperaient leurs heures de loisir à pratiquer l’astronomie d’amateur. Imaginons également qu’autour de Zmrzlina tourne un satellite, à une distance telle que son diamètre apparent soit, pour les Zmrzliniens, à peu près égal à celui de leur « soleil ». Ça ne coûte pas grand-chose, pendant qu’on y est, de supposer que la « lune » de Zmrzlina tourne autour de la planète dans le même plan que celle-ci autour de son étoile.

Ô heureux astronomes amateurs de Zmrzlina ! Tous les mois, la « nouvelle lune » viendrait masquer le « soleil », provoquant une éclipse de ce dernier, et, une demi-lunaison plus tard, la « pleine lune », passant dans l’ombre de la planète, serait à son tour éclipsée. Pour peu que la météorologie fonctionne de façon qu’au moment des éclipses, les nuages disparaissent entièrement du ciel Zmrzlinien, on n’hésitera pas à classer nos populations Zmrzliniennes parmi les plus joyeuses de l’Univers.

Coup d’œil sur le calendrier

Évidemment, si on revient sur Terre, force est de constater que les choses sont beaucoup moins simples. On peut même dire, en ce qui concerne les éclipses, qu’elles semblent pour le moins capricieuses. Qui ne se souvient d’avoir regardé, étant gamin, l’almanach des PTT, avec son tableau des éclipses du Soleil et de la Lune pour l’année ? Comme on se perdait en conjectures devant ses « bizarreries » : d’une année à l’autre, souvent trois ou quatre éclipses au total, parfois deux seulement, quelquefois cinq, plus rarement six (comme en 2000 ou 2011), voire sept.

Plus curieux encore, quand il n’y a que deux éclipses dans l’année, ce sont toujours deux éclipses du Soleil. Quand il y en a trois, on compte deux éclipses du Soleil pour une de la Lune. Dans le cas d’une année à quatre éclipses, c’est moitié-moitié, deux de chaque. S’il y a cinq éclipses, on en compte trois du Soleil et deux de la Lune, mais s’il y en a six, on reste toujours à deux éclipses de la Lune contre quatre pour le Soleil.

Si nous observons habituellement, lors de nos activités d’amateur, plus d’éclipses de Lune, c’est uniquement parce que celles-ci sont en principe visibles de toute la moitié de la Terre sur laquelle il fait nuit, alors que les éclipses de Soleil ne sont visibles, au mieux, qu’à partir d’une bande relativement étroite de notre planète. En moyenne annuelle, le Soleil bat la Lune par un score incontestable : 2,3 éclipses contre 1,5.

Que peut-on remarquer encore en regardant le calendrier ? Considérons, pour ne pas trop alourdir le propos, les années de 1997 (deux éclipses de Soleil et deux de Lune) à 2003 (idem). Les éclipses de Soleil sont en gras et celles de Lune sont indiquées en italique.

Tableau 1. Succession Annuelle

Ce petit échantillon nous montre que souvent les éclipses de Soleil ont tendance à se suivre à environ six mois d’intervalle, mais qu’il arrive parfois qu’une éclipse de Soleil se produise cinq mois après la précédente (5 février – 1er juillet 2000), voire même un mois seulement (1er juillet -31 juillet 2000). Il y a cependant, au bout de six mois, un léger décalage, qui devient plus évident si l’on prend en compte les éclipses qui ont lieu à peu près à la même période au cours de plusieurs années consécutives : à l’éclipse du 26 février 98 succède celle du 16 février 99, puis celle du 5 février 2000. Le même phénomène se retrouve en décembre 2000, 2001 et 2002. Ce décalage (onze jours plus tôt chaque année) correspond assez bien à la différence entre la durée de l’année civile (365 jours) et celle de l’année lunaire, soit 12 x 29,5 = 354 jours. Mais si les éphémérides nous apprennent qu’il y aura bien une éclipse de Soleil le 23 novembre 2003, qui continue la série commencée en décembre 2000, qu’en est-il de celle qu’on aurait pensé voir fin janvier 2001, après celles de février 1998, 1999 et 2000 ?

Par ailleurs, nous constatons dans les années où il n’y en que deux éclipses, ce sont des éclipses de soleil. Dans une année où il y a au moins trois éclipses, une éclipse de soleil est immédiatement précédée ou suivie d’une éclipse de Lune. On peut même avoir, comme en 2000, deux éclipses de Soleil à un mois d’intervalle, « encadrant » une éclipse de Lune. Mais une éclipse de Lune n’apparaît jamais « isolée ». Celle du 9 janvier 2001 suit l’éclipse de soleil du 25 décembre 2000.

On sait que les éclipses de Soleil ne peuvent se produire que lors de la nouvelle Lune, et les éclipses de Lune uniquement quand celle-ci est pleine. Le retour des éclipses dépend donc bien d’un rythme lié aux phases de la Lune. Ces premières constatations, sur un petit nombre d’années il est vrai, ne permettent guère de se lancer dans des prévisions précises en se basant uniquement sur le retour périodique des phases. On peut donc comprendre les affres des premiers observateurs, depuis le début de l’humanité et jusqu’à une époque assez récente, quand il s’agissait pour eux de savoir, non pas si une éclipse pouvait se produire (à la nouvelle/pleine Lune), mais si elle aurait lieu effectivement. Par ailleurs, leur tâche était compliquée du fait que, n’ayant pas l’almanach des PTT, qui utilise les données fournies par le Bureau des Longitudes de Paris, une bonne partie des éclipses de Soleil leur échappait totalement, et ils devaient établir leurs prévisions essentiellement sur l’observation des éclipses de Lune.

Tableau 2. Le Saros

Avant d’abandonner l’étude du calendrier, on peut s’amuser à vérifier le cycle connu depuis l’antiquité sous le nom de « Saros ». A force de noter les dates des éclipses sur leurs tablettes, les Chaldéens avaient remarqué qu’au bout de 223 lunaisons, les éclipses revenaient dans le même ordre. Cette durée compte 223×29,53 = 6585 jours, soit 18 années tropiques et 11 jours. En comparant les éclipses des années 1991 à 1993 avec celles de 2009 à 2011, on remarque qu’en effet les éclipses se succèdent dans le même ordre, à une exception près. J’ai pris les années de référence au hasard, et on voit que l’éclipse de Soleil du 1er juin 2011 (18 ans et 11 jours après celle du 21 mai 1993) est suivie d’une autre éclipse un mois plus tard, ce qui n’était pas le cas en 1993. En revanche, si, par curiosité, on jette un coup d’œil sur l’année 2029 (18 ans après 2011), on retrouve trois éclipses de Soleil (les 14 janvier, 12 juin et 11 août). Le Saros n’a donc qu’une valeur relative.

Où il est question de créneaux

Il serait sans doute bon de se demander pourquoi il n’y a pas sur Terre, comme sur la planète Zmrzlina, une éclipse de Soleil et une éclipse de Lune chaque mois, et pourquoi l’intervalle entre deux éclipses de Soleil peut être de six ou cinq mois, ou quelquefois d’un mois seulement. La réponse fait intervenir plusieurs facteurs.

D’abord, les phases de Lune, c’est à dire le retour régulier des pleines Lunes et des nouvelles Lunes, tous les 29,5 jours (29,53 jours pour les puristes). Il est important de noter que les phases sont un phénomène purement visuel, qui dépend des positions relatives de la Terre, de la Lune et du Soleil. Quand la Lune semble passer, pour nous autres Terriens, au plus près du Soleil, on ne la voit pas; elle est dite nouvelle. Quand c’est notre planète qui se trouve entre le Soleil et la Lune, cette dernière paraît toute éclairée, elle est dite pleine. Au bout de douze lunaisons, on compte 354 jours, et au bout de six lunaisons, bien sûr, deux fois moins, soit 177 jours.

Mais les éclipses ne reviennent pas régulièrement tous les six mois. Il y a donc un autre phénomène qui intervient. Notre Lune à nous, contrairement à celle des Zmrzliniens, a une orbite dont le plan est incliné d’un peu plus de 5° (5°9′ précisément) par rapport au plan de l’orbite terrestre ou plan de l’écliptique. (Rappelons que l’écliptique, la ligne sur laquelle s’effectue le déplacement apparent du Soleil dans le ciel au cours de l’année, est ainsi appelée parce que justement c’est sur elle que se produisent les éclipses.) L’orbite de la Lune coupe le plan de l’écliptique deux fois chaque mois, en deux points appelés nœuds, nœud ascendant quand la Lune coupe le plan de l’écliptique dans le sens sud-nord, et nœud descendant pour le point d’intersection dans le sens nord-sud. Les nœuds sont reliés par une ligne imaginaire appelée, comme il se doit, ligne des nœuds. Autrement dit, la ligne des nœuds représente l’intersection du plan de l’orbite lunaire avec le plan de l’orbite terrestre.

Pour qu’une éclipse ait lieu, il faut que la Lune, la Terre et le Soleil soient alignés, autrement dit que le Soleil se trouve dans le prolongement de la ligne des nœuds, et que la Lune passe au nœud (ou à proximité) au bon moment, nouvelle Lune pour une éclipse de Soleil, ou pleine Lune pour une éclipse de Lune.

On sait que les diamètres apparents du Soleil et de la Lune, vus de la Terre, sont presque identiques, de l’ordre d’un demi-degré. Mais compte tenu de l’inclinaison de l’orbite lunaire par rapport au plan de l’écliptique (un peu plus de 5°), il est possible, et même très fréquent, qu’au moment de la phase propice, l’alignement soit imparfait : la Lune est trop haute ou trop basse, trop éloignée en tout cas (jusqu’à 5° d’écart), soit pour éclipser le Soleil quand elle est nouvelle, soit pour passer dans l’ombre de la Terre quand elle est pleine. Autrement dit, il faut que la Lune passe par un nœud au moment précis où elle est pleine ou nouvelle, sinon il n’y a pas d’éclipse.

Mais la Lune ne peut passer par un nœud au bon moment que si la ligne des nœuds est orientée vers le Soleil. Quand cela se produit-il ? Le plan de l’orbite lunaire, et donc la ligne des nœuds, n’a pas une orientation fixe, mais fait le tour de l’écliptique dans le sens rétrograde, en 18,6 années, à raison d’un peu plus de 19° par an. La Terre, de par son mouvement propre, fait le tour du Soleil en un an, à une vitesse qui n’est pas constante au cours de l’année. La combinaison des deux mouvements, révolution de la Terre autour du Soleil et rotation de la ligne des nœuds a une conséquence intéressante : à partir du moment où la ligne des nœuds se trouve orientée vers le Soleil s’ouvre une période qui dure un peu plus de trente jours, soit plus d’une lunaison (29.53 jours).Si, à une date donnée, la ligne des nœuds se trouve orientée vers le Soleil et que la Lune est nouvelleou pleine, une éclipse aura lieu.

On comprendra que six lunaisons plus tard, la Terre ayant parcouru la moitié de son trajet annuel autour du Soleil, et la ligne des nœuds ayant tourné d’à peine dix degrés, on retrouvera à peu près un alignement favorable à une nouvelle éclipse.

C’est ce déplacement relativement lent de la ligne des nœuds qui explique aussi les éclipses de Soleil à un intervalle d’une lunaison seulement. En moins de trente jours, la ligne des nœuds s’est peu déplacée et l’alignement des trois corps est toujours possible. (cf Astronomie pp. 169-171, Encyclopédie de la Pléiade). En fait, la valeur de l’arc de l’écliptique sur lequel une éclipse peut se produire (au moment où la ligne des nœuds est correctement orientée) est supérieure à 30°,8. Le Soleil, au cours d’une lunaison, ne s’écarte pas à plus de 30°,67 du nœud. Voilà pourquoi on peut observer deux éclipses de Soleil à un mois d’intervalle, avec une éclipse de Lune entre les deux, comme en juillet 2000.

Pour rendre les choses plus claires, on peut imaginer des « créneaux », d’une durée variable, mais toujours légèrement supérieure à trente jours, qui se suivent à un intervalle de l’ordre de 147 jours (un peu moins que six lunaisons, à cause de la rotation de la ligne des nœuds). Si une éclipse de Soleil se produit vers le milieu d’un créneau, il y aura une autre éclipse de Soleil six lunaisons plus tard. C’est le minimum qu’on peut avoir en une année. Si une éclipse de Soleil se produit au tout début du créneau, il peut y en avoir une autre 29,5 jours plus tard, à condition que la ligne des nœuds soit toujours bien orientée. Et une éclipse en fin de créneau peut être suivie d’une autre cinq lunaisons plus tard, quand l’alignement est de nouveau réalisé.

On voit que l’ouverture d’un « créneau » au mois de janvier crée des possibilités d’éclipses au début, au milieu et à la fin de l’année civile, comme par exemple en 2000 ou 2001 (cf Tableau 1). Évidemment, le nombre d’éclipses qui se produiront au cours de ces trois créneaux dépend de la façon dont les phases s’intercaleront à l’intérieur de ces fenêtres.

En fait, au cours d’une période de 12,5 lunaisons, soit 369 jours, 8 éclipses peuvent se produire. Mais au cours d’une année civile (365 jours), il ne peut y en avoir plus de 7 : 5 ou 4 de Soleil et 2 ou 3 de Lune. En 1982 il y eut ainsi quatre éclipses de Soleil (les 25 janvier, 21 juin, 20 août, et 15 décembre) et trois de Lune (les 9 janvier, 6 août et 30 décembre). Mais au fait ! A cause du Saros on devrait retrouver nos éclipses 18 ans plus tard, c’est à dire en 2000. Oui, mais… On retrouve bien l’éclipse de Lune du 9/01/82 à la date du 21/01/2000. L’éclipse de Soleil du 25/01/82 est reproduite le 05/02/2000, et ainsi de suite. Seulement voilà, la dernière éclipse de Lune de 1982 à eu lieu le 30 décembre. Et on ne la retrouvera que le 9 janvier 2001. C’est justement celle qui inspire le présent numéro de la revue.

Bibliographie

Herrmann J.: « Atlas de l’Astronomie », La Pochothèque

Encyclopédie de la Pléiade : « Astronomie »

Martinez P. et Morel P. : « Observer l’Éclipse pour tous », Adagio